Créativité et complexité : quels modèles, quelles conditions, quels enjeux ?
Enrica Piccardo
La globalisation entraîne des phénomènes de « déterritorialisation » et de « reterritorialisation » (Defer 2012), il y a un processus de déstructuration des société en cours (Bauman 2000) dans une modernité « liquide » : moins de limites, de barrières, diffusions permanentes sans contrôle avec une classification de plus en plus difficile. Cela touche aussi l’amour, le temps, la peur. La diversité devient exponentielle (Castles & Miller 2003 ), la créativité devient une composante essentielle du succès économique (Sawyer 2012), l’économie se dirige d’une économie industrielle à une économie de la connaissance créative.
De l’holocène à l’anthropocène, on peut y voir un lien direct, l’industrialisation en masse a provoqué des changements radicaux dans notre manière de vivre la relation à l’autre et la relation à l’objet. Nous sommes entrés dans une vision complexe de l’humain en acceptant sa similitude comme un postulat et en ayant besoin donc de la différence comme valeur, l’exception est devenue le luxe recherché. L’impact de cette accélération et de ce prisme de lecture du monde nous dépasse totalement en ce sens où l’individu n’est plus pensé comme un être seul mais comme une partie d’un ensemble sociétal et culturel au même titre que son ego propre. Définir la personne sans prendre en compte son contexte n’est plus possible, ainsi on sort d’une vision purement mécaniste de définition de l’homme. On en revient souvent à cette définition de la Renaissance je pense, à cette harmonie des sphères, à l’homme de Vitruve afin de penser l’homme. Le rapport à l’adolescence se fait dans l’accentuation du rôle et de la définition sociale de son identité, il apparaît que penser l’adolescent sans le groupe, ce qui était déjà avant difficile, paraît aujourd’hui inutile. La question de la solitude apparaît donc majeure dans les risques encourus mais aussi la question de l’unicité de l’être : nous ne serions plus uniques par notre personnalité seule mais aussi par le jeu particulier des interactions avec et de notre environnement. Penser le rôle de l’espion dans les ilots ludifiés apparait ici d’une importance incontournable. Le mouvement dans la classe ainsi peut faire émerger des comportements inattendus qui sont à observer sur un temps long et en dehors de la classe.
Des questions se posent sur les réactions des sociétés et des individus, des impacts de ces changements sur les attitudes et visions du monde, sur les adaptations ou les oppositions à ce nouveau prisme et le rôle et l’impact de la créativité aujourd’hui, la complexité devenant peut-être aujourd’hui un aspect majeur de ce nouveau monde.
1 de la vision linéaire à la vision complexe
la globalisation exerce deux tendances opposées conjointement : l’intérêt pour la diversité et la standardisation de cette diversité. S’il existe une possibilité de refus de la pensée unique (Ramonet 1995), elle est très difficile. Nous sommes en quête d’universaux, de modèles parfaits, d’exemples prototypiques. Le dualisme cartésien, analytique et linéaire reste puissant (Slattery 2013).
Nous sommes dans ce paradigme post-moderne de la complexité, annoncé depuis plus de trente ans (Lyotard 1979 ; Morin 1981).
Pourquoi y investir du temps ou de l’énergie, quelle est sa valeur ajoutée ?
L’idée de causalité montre ses limites dans l’explication de certains phénomènes, l’étude de l’intelligence se heurte à une étude linéaire (le cerveau ne fonctionne pas par compartiments séparés) et, au contraire, la variété (dans les langues en particulier) bénéficie aux fonctions cognitives.
Les activités artistiques mêmes mineures pensée uniquement sous l’angle théorique ont elles toujours un sens ? Les délier de tout projet peut-il encore être pertinent alors que la pensée causale a laissé sa place à la pensée complexe ? Autrement dit, faire ses gammes en instrument a-t-il toujours du sens en soi plutôt que de déconstruire et reconstruire des morceaux dans différentes directions de compositions ? L’enseignement du jazz était-il déjà issu de sa musique qui elle-même était influencée par cette nouvelle considération ? Peut-on oser faire une analogie avec la place des jazzmen dans leurs contextes sociaux et même l’élargir encore davantage avec l’histoire américaine ? Doit-on repenser les escape game à la manière d’un jeu de rôle et non d’une suite d’épreuves dans la ludification de cours ? Les enquêtes d’Agatha Christie ou de Colombo par exemple, le Pendule de Foucault d’Umberto Eco sont ils quelques pistes artistiques, anamorphoses littéraires, de scénarisation de séquences ludifiées ? Pour ma part ce sont mes moyens d’appréhender les tâches complexes en éducation musicale. Si la complexité favorise la créativité en ce sens où elle pose un nouveau cadre propice à la diversité, alors il est peut-être temps de s’intéresser à la robotique pour accélérer ( dans un premier temps observer bien sur) l’émergence de la diversité d’interactions en les répétant. Je n’ai nul doute que l’arrivée imminente de l’intelligence artificielle dans l’environnement immédiat va remodeler la pensée créative.
1.1 Théories de la complexité, systèmes complexes adaptatifs
Elles permettent de comprendre la théorie des systèmes, des fractales (butterfly effect).
Complexe ne signifie pas compliqué, le compliqué étant souvent linéaire : la mayonnaise est complexe car on ne peut pas revenir à son ancienne forme une fois les éléments assemblés, l’airbus est simple paradoxalement (Halévy).
L’idée de complexité peut être remontée à Bachelard (1934) qui propose une vision anticartésienne des sciences : pour Descartes on peut tout diviser (airbus) pour Bachelard, il faut traiter certains problèmes dans leur complexité. La simplicité est une condition transitoire (Ardoino 2000).
Rien dans l’univers n’est réductible à un assemblage mécanique de parties identifiables, tout est complexe donc impossible à analyser par le seul biais des approches réductionnistes, analytiques, mécanistes, déterministes ou cartésiennes (Bachelard)
Origine des théories de la complexité : 1948 Warren Weaver dans l’article fondateur « Science and Complexity » :
- passer de la physique classique à une complexité
- considérer la complexité dans une forme organisée ou « pattern »
Théorie des systèmes de von Bertalanffy (1968) qui fournit des outils conceptuels pour étudier la complexité
Etude des systèmes complexes et adaptatifs (CAS : Complex Adaptive Systems) dont les éléments génèrent leurs interactions spontannées, des patterns et des propriétés collectives (Nicols 1995).
Les systèmes deviennent observables comme auto-poïétiques (ils se créent eux-mêmes) (Luhmann 1984 ; Maturana & Varela 1980 ; Mingers 2011 ; Varela, Maturana & Uribe 1974)
La théorie du chaos des années 1970 : imprévisibilité des systèmes (Gleick 1987)
La théorie des fractales (Mandelbrot 1983) : reconnaissance de l’ordre dans une apparence désordonnée.
Les CAS présentes les caractéristiques communes de
- dynamisme
- ouverture
- non-linéarité
- auto-organisation
- adaptabilité
- autosimilarité
ils évoluent vers des conditions, espaces ou ensembles précis vers des attracteurs qui peuvent être chaotiques, auquel cas on les appelle « attracteurs étranges »
ils possèdent des phénomènes d’émergence, apparitions spontanées de nouvelles propriétés.
Les îlots étranges et la classe étranges répondent avec une étonnante synchronicité à cette approche. J’ai été troublé quand j’ai lu ce paragraphe.
1.2 Propriété et processus émergents
une propriété émergente est une propriété qui n’apparait pas dans la somme des parties qui composent le système complexe mais uniquement lors de leurs interactions.
Un processus émergent anime le tout sans qu’aucun des composants en soit animé.
Exemple : la fourmilière, super organisme. La fourmi butineuse par exemple ne s’active que si d’autres fourmis ont trouvé de la nourriture.
Les neurones se comportent également de cette façon. La conscience peut être comprise comme un phénomène d’émergence. Internet, les marchés financiers, actionnaires, la biosphère, nous-mêmes, la famille, la société.
Etudier le même phénomène à travers plusieurs points de vue participe de ces théories de la complexité. On passe d’une complexité organisée à une complexité organisante (Le Moigne 1977/1994, 1996, 2003)
Espérer créer une oeuvre autonome est déjà recherché dans l’histoire de la musique. On arrive ici à pouvoir créer comme une quintina corse de concept s’engendrant. Peut-on espérer voir un jour le cours engendrant le cours ? C’est bien sur la nécessité d’apprendre pour se dépasser par nécessité induite. Le métacours d’Anne-Claire Scebalt répond à cette dimension d’une façon étendue à l’extérieur, les ilots et la classe étrange aussi d’une façon locale et intérieure. Est-il possible de lier les deux ? Ce serait à essayer.
2 Vers une vision complexe de la créativité
Guildford 1950 discours au congrès annuel de l’APA (American Psychology Association) : il choque en affirmant la nécessité d’augmenter les recherches sur la créativité (Sawyer 2012) : le champ de l’époque est dominé par le béhaviorisme (ou « comportementalisme » analyse du comportement dans un milieu, vision objective d’une situation). La créativité n’est vue que comme un dérivé de l’intelligence.
On était dans ce que Morin appelle « le paradigme de la simplicité »
On étudie d’abord les individus exceptionnels qui réussissent aux tests de créativité (Amabile 1983).
Puis deux typologies :
- approche cognitive, qui s’intéresse aux représentation mentales de chacun et des processus impliqués dans l’acte créatif (Ward, Smith & Valid 1997)
- approche sociopsychologique qui tient compte de variable individuelles comme la personnalité et la motivation mais aussi de l’environnement socioculturel (Amabile 1996 ; Sternberg & Lubart 1995) ;
- plus récemment il y a un intérêt pour la créativité des groupes sociaux qui se nourrit aussi d’apports de disciplines différentes comma la sociologie et l’anthropologie (Mouchiroud & Zenasni 2013 ; Tajfel & Turner 2001
L’interdisciplinarité est favorisée (Sternberg & Lubart 1999)
Lubart (2003) propose une définition : « la créativité est la capacité à réaliser une production qui soit à la fois nouvelle et adaptée au contexte dans lequel elle se manifeste »
Sawyer (2012) on doit prendre en compte les sciences de l’individu et les sciences sociales.
Amabile étend la définition de Lubart à une réponse correcte ou valable à une tâche plus heuristique qu’algorithmique (part de l’intuition, de la rapidité face à la quantité de ressources).
Penser le réflexe et l’intuition comme une acquisition (Sylvain Connac) qui témoigne de l’intégration de la connaissance, se servir de systèmes complexes pour en engendrer d’autres sans passer par l’explication de ce qui en crée les mécanismes ( faire apprendre directement le rythme du sacre du printemps par exemple sans essayer de le solfier ou des compas de Flamenco par exemple sur ce site dans Almas de Barcelona).
Modèles de représentations complexes de la créativités :
Approche multivariée (Lubart 2003)
Modèle systémique de la créativité (Csikszentmihalyi 1999 ; Feldman, Csikszentmihalyi et Gardner 1994) traduit de l’américain et avec des ajouts d’icônes par moi.
2.1 Modèle de l’approche multivariée
la créativité dépend selon cette approche de facteurs :
- cognitifs
Lubart (2003) : définir un problème, relever des informations en rapport avec le problème (encodage sélectif) , observer des similitudes entre domaines différents pour éclairer le problème (analogies méatphores comparaisons sélectives), regrouper des éléments divers d’informations pour former une nouvelle idée (combinaison sélective), générer plusieurs possibilités (pensée divergente), auto-évaluer, explorer de nouvelles pistes (flexibilité), Q.I., connaissances - conatifs
persévérance tolérance à l’ambiguïté, ouverture aux nouvelles expériences, prise de risques, individualisem/indépendance, psychotisme (Eysenck 1990 : froid, impulsif, égocentrique, dur , associa, créatif), style cognitif, motivation - émotionnels
états positif, plaisir, niveau d’éveil, mémoire émotionnelle, résonance émotionnelle réactivée à travers de nouvelles expériences et émotions. - environnementaux
famille, milieu scolaire, professionnel, culturel, social, technologique ( et mise à disposition)
Il y a beaucoup de paramètres que nous pouvons activer et stimuler à l’école parmi ceux ci dessus. A noter que le psychotisme présente des descriptions par Eysenck d’un état extérieur certes assez peu reluisant mais qui peut inspirer l’hypothèse qu’il nous est peu soupçonnable de faire émerger une qualité de créativité en appuyant sur des leviers particuliers que nous appelons qualités. Laisser l’individu s’harmoniser lui-même peut se révéler plus profitable que de le cadrer dans une moralité bien pensante peut-être plus sclérosante. C’est ce que préconise Carl Rogers dans sa psychologie humaniste. Sans aller jusqu’à l’incivilité, laisser une part de spontanéité plus grande qu’un comportement uniforme est (évidemment) bien nécessaire. Nous pouvons prendre pour exemple les systèmes scolaires d’Europe du Nord pour cette dimension. Si l’oeuvre d’art ne nous appartient pas, l’artiste qui la crée non plus alors ? Comment alors pouvoir définir des comportements artistiques ? C’est une question de fond et de forme à l’heure où les adolescents n’ont que peu de structures pour se confronter et se heurter afin de s’arracher à eux-mêmes. Il faudrait des espaces de prise de paroles contestataires pour que les adolescents puissent oeuvre à leur créativité en pouvant assumer le fait de réfléchir par eux-mêmes. Ainsi ils pourraient contester et faire émerger de nouvelles situations. Inclure un dialogue horizontal entre tous les acteurs du système. Créer des activités qui le permettent.
2.2 modèle systémique de la créativité
System Model de Csikszentmihalyi (1988)
la créativité est le résultant « des interactions d’un système composé de trois éléments : une culture dotée de règles symboliques, une personne qui introduit une nouveauté dans ce domaine symbolique et des experts qui reconnaissent et valident l’innovation » (Csikszentmihalyi 2006 p.12). Les interconnexions sont liées par des liens dynamiques de causalité circulaire (p.329). Il n’y a pas de point de départ, pas de composante plus essentielle qu’une autre, chacune des composante affectant l’autre en retour mais insuffisante prise isolément.
l’individu ici produit des variations que le champ accepte ou refuse et retenues par le domaine. Pour Csikszentmihalyi (2006) « la créativité est l’équivalent culturel du processus de modifications génétiques reposante de l’évolution biologique où des variations aléatoires se produisent à notre insu dans la chimie de nos chromosomes » (p.12). Il faut prendre en compte le système social dans cette démarche.
Là nous sommes dans l’intelligence de la pensée complexe. Si je évade , il n’y a qu’un pas à penser entre la génétique et l’expression de nos idées. Est-ce que l’idée influence le génome, c’est encore du domaine de l’inconnu… On est presque dans l’ésotérisme… Cela pourrait donner lieu à une activité musicale où les sons influencent les génomes pour créer de nouveaux êtres vivants, il y a matière à poésie…
3 Créativité un système complexe
Dans le premier système l’individu est un système complexe où plusieurs composantes interagissent qui agit dans un système plus grand avec lequel il est en contact et influencé.
Dans le deuxième modèle, l’échelle est plus grande encore.
La créativité est une propriété émergente de ces CAS.
Peut-être le paragraphe le plus court et le plus important. La créativité est une propriété émergente du système complexe… Cela laisse songeur… Je crois qu’il faut conscientiser une nouvelle définition plus complexe de l’identité humaine. Si on utilise le GRM player, les synthèses granulaires, les lectures de loop aléatoires , multiples, à tempos variés et à directions (avant et reverse) variées et simultanées, alors oui , on entre aussi dans cette nouvelle définition. Il y a aussi des activités poétiques à créer avec ce biais, que l’on peut mélanger facilement avec les autres matières, tout particulièrement avec les arts plastiques et les anamorphoses multiples ( de plusieurs points de vues différents, la forme devient cohérente , les formes émergent en fonction des points de vue). mais aussi avec facilement toutes les autres.
4 Diversité culturelle et linguistique, un levier de créativité ?
passage de multilinguisme au plurilinguisme , qui intègre l’idée de déséquilibre, alternance comique, développement, dynamisme et interinfluences. Cette notion appuie l’interdépendance entre individu et contexte social. (CECR 2001)
Une augmentation des niveaux de perception produirait de nouvelles idées et de nouvelles unités de sens (Furlong 2009).
En tant que musicien, le plurilinguisme est presque une antique façon de faire, sauf que nous n’avons pas la sémantique. Sinon, la combinaison et l’engendrement est presque la raison d’exister de la musique. Pouvons nous approcher les nouvelles formes de musique par un plurilinguisme ? Il serait alors permis de créer une balancier entre matière sonore et réflexion. Il y a à creuser peut-être aussi de ce côté là.
Csikszentmihalyi (1996 p17) « nous naissons tous avec deux séries d’instructions contradictoires : une tendance conservatrice qui comprend les instincts d’autopréservation, d’autoaccroissement et d’économie de notre énergie, et une tendance expansive faite des instincts d’exploration, du plaisir de la nouveauté , du risque – la curiosité qui produit la créativité appartient à cette série ».
Johnson-Laird (2002) compare la créativité avec la jam-session
Comme dans une « jam-session » il faut maitriser son domaine , mais il faut aussi savoir prendre des risques, il faut faire face à quelque chose de nouveau et d’imprévisible donc évaluation et idéation doivent procéder en parallèle. Le processus d’émergence a lieu dans l’interaction entre l’individu et le groupe, mais l’ensemble qui en résulte est plus important que la simple somme de ses parties.