L’imagination dans le développement de la créativité et de l’apprentissage
Anne Clerc-Georgy
A l’école, la créativité est convoquée partout mais peu explicitée, souvent associée à une doxa inégalitariste qui est que l’élève doit trouver par lui-même (Crinon et al 2008), souvent associée à une injonction où les élèves doivent découvrir ce que l’enseignant attend.
On peut « imaginer » mais dans le domaine scolaire conforme à des normes disciplinaires ce qui étouffe, écrase et normalise.
La créativité serait elle donc une libération d’un école sclérosante (Hameline 1973) ?
Il s’agit de ne pas opposer ces deux visions extrêmes d’une école normative ou libératrice mais de proposer à l’enfant un développement de son imagination.
La créativité renvoie aussi à l’invention, à la nouveauté. Le propos sera davantage sur le processus que sur la réalisation finale.
Quel rôle joue l’éducation formelle dans la capacité créative de l’enfant , de ses capacités d’abstraction et d’apprentissage ? Le jeu et la nécessaire appropriation des savoirs sont deux conditions nécessaires de la créativité. Mieux se distancier de la réalité afin de mieux la connaître (Vygotski (1932/1987).
le jeu, la ludification, permet l’envie, le désir et le dépassement de soi dans le choix de contraintes qui parfois peuvent être difficiles. Le jeu est une façon antique d’apprendre, elle n’est aucunement nouvelle. C’est plutôt curieux qu’on y soit pas revenu plus töt, son absence dans l’histoire témoigne davantage d’un reflet d’une survie nécessaire , d’un manque d’attention à l’enfance due aux conditions de vie éprouvantes ou terribles ( guerres, manque d’hygiène, maladies, inégalités d’accès au savoir etc) plutôt que d’une inefficacité supposée qui n’a jamais été prouvée, au contraire même. Nous pouvons associer une forme d’élitisme ou une vision du monde non créative, déterministe, face à sa disparition. À l’heure actuelle, je ne comprends toujours pas en quoi il est antonyme d’exigence, de rigueur structurante ou de qualité. Il favorise le rapport à la loi , bien souvent il permet de l’apprendre et de l’éprouver et initie à l’autonomie d’apprentissage.
Dans ce chapitre, l’accent est mis sur la pensée de Vygotski pédagogue russe/soviétique, contesté par le stalinisme. Il aura mis en avant le concept clef de « zone proximale de développement » qui cerne l’autonomie de l’enfant.
https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Zone_proximale_de_développement
1 Imagination, créativité, apprentissage et développement.
Approche historico-culturelle de Vygotski (1930/2004) repose sur le fait que :
l’individu se construit par la société
cette genèse sociale se sert d’outils ou d’instruments extérieurs construits par les générations précédentes (écriture, mesure du temps, système décimal, etc.)
Il propose le fait que la créativité se développe chez l’enfant mais se poursuit toute la vie. La nécessité des instruments en tant que médiateurs, assigne des buts, permet de produire, de transformer leur milieu et leur propre fonctionnement (Brossard 2012), de contrôler leurs propres comportements, de s’autoréguler (Frierich 2010). Les fonctions psychiques se développent alors : attention sélective, mémoire volontaire, abstraction consciente, imagination etc. ainsi que toutes leurs relations interfonctionnelles, nécessaire en géométrie en poésie en art en sciences, en tout ce qui requiert une reconstruction créative de la réalité.
Piaget (1972) : la conscience se développe par étapes dont l’imagination est la première, en direction d’une pensée logique et réaliste. L’imagination s’oppose donc à la pensée réaliste et consciente, elle est guidée par le principe de plaisir. Entre l’imagination et la pensée réaliste se situerait une phase de pensée égocentrique.
Pour Vygostki au contraire de Freud et Piaget, l’imagination se développe en relation avec le langage.
Il y a un lien entre la construction du langage et de l’imagination, appuyer sur des leviers de plus en plus fins dans l’appropriation de concept permet une plus grande créativité. La connaissance ainsi s’appuie sur l’élaboration d’une méthodologie qui à mon sens gagnerait à être aussi appropriée conjointement avec la mise en conscience des tensions émotionnelles afin qu’elles puissent libérer l’individu d’un rapport à l’action fluide. Des outils de la psychologie humaniste comme la CNV sont ici très intéressants à appliquer. Former des enseignants aux méthodes d’apprentissages variées qu’ils ne retrouveraient pas forcément dans leurs disciplines ou leurs approches personnelles me paraît être important, à condition qu’eux-mêmes soient (mis) en conscience de cet apport.
1.1 Imagination et rapport au temps
La mesure du temps est probablement venue avec la conscience de la mort (Harris 2007) et la sédentarisation (saisons, moissons etc).
Pour Vygotski « l’être humain {est} une créature orientée vers l’avenir, vers la création de l’avenir et la modification de son propre présent » (p9). L’imagination s’oppose à la reproduction. C’est une activité combinatoire qui nous permet de nous projeter dans ce qui n’existe pas encore en soi ou pour nous-mêmes.
Ainsi penser la fin d’un travail, à l’adolescence en particulier dans ce qui motive mon quotidien mais aussi dans la petite enfance de façon différente, me paraît important à la lumière de ce paragraphe. Considérer l’unicité , par le principe du chef-d’œuvre vu par Freinet, aussi.
1.2 Imagination et rapport aux émotions
Les émotions participent à l’imagination et à la pensée réaliste tout en pouvant s’en détacher.
On voit encore l’apparition du système complexe comme décrit précédemment.
L’imagination permet aux émotions :
de s’exprimer
de prendre conscience de l’influence des émotions sur notre perception du réel
d’exister dans un monde similaire à la réalité
développer l’empathie (Harris 2007)
Vygostki énonce deux lois de l’imagination :
les images ont un signe affectif commun, produisent des effets émotionnels similaires.
loi de la réalité émotionnelle de l’imagination : la peur est la même que ce soit au son du craquement d’un chalet ou par la découverte d’une présence inconnue
Le travail sur ce site sur les émotions me paraît être une forme de réponse possible. Paysages sonores, illustrations musicales, mais considérées comme causales et non en conséquences peut engendrer une conscience directe de l’impact émotionnel en mettant en évidence un processus de développement de l’émotion et des greffes analogiques de ces émotions mises en conscience. Le passage par le verbe est ici stabilisateur encore une fois.
1.3 Imagination et rapport à la réalité
le débat est ancien Archambault et Venet (2007)
Platon : l’imagination est un mode de pensée mineur par rapport à la réalité (Piaget s’en inspire)
Aristote : l »imagination est le médiateur de la conscience
Thomas d’Aquin : l’imagination est un intermédiaire entre le corps et l’esprit
Vygotski : il n’y a pas opposition entre imagination et réalité
L’article cité de Andrée Archambault et Michèle Venet est ici
https://www.erudit.org/fr/revues/rse/2007-v33-n1-rse1732/016186ar/
L’imagination est une forme de conscience reliée à la réalité, elle construit à partir d’éléments de la réalité et est donc dépendante de l’étendue et de la variété des expériences humaines.
« A child’s imagination, as this analysis shows, is not richer, but poorer than of an adult. In the process of development, the imagination develops like everything else and is fully mature only in the adult »
troisième loi : elle dépend de la richesse et de la variété d’une personne.
Elle peut bien sur prendre forme dans la réalité et engendrer l’existant, réel.
D’où l’absolue nécessité de penser l’individu dans sa complexité en fonction aussi du regard de ses pairs et de sa culture, et sa conséquence : observer le plus grand respect pour l’inconnu tant qu’il ne met pas en péril la liberté et l’intégrité d’autrui. Considérer un travail créatif en tant qu’erreur est fatalement … une erreur. Penser de nouvelles marges d’évaluations multivariées centrée sur des méta compétences favorisant l’émergence de macroprocessus est effectivement une piste pertinente. Lier ces points à la compréhension des règles de vie commune est aussi à penser, que l’élève comme dans les pédagogies coopératives soit à l’initiative de la constitution d’un règlement intérieur fictif ou réel mais contenu participe à l’émergence d’une conscience individuelle et collective, le faisant sortir d’une pensée égocentrique passagère propre à notre façon de comprendre le monde.
L’imagination modifie notre rapport à la réalité, la pensée conceptuelle se détachant des contraintes du réel et se retrouvant enrichie de l’imagination (et inversement). La période scolaire étant un moment critique puisque l’apparition du langage va faire que ces deux types de pensée se rencontrent (l’élève rencontre la révolution française sans l’avoir vécue par exemple).
L’imagination permet de prendre de la distance avec la réalité, il ne confond pas les deux (Harris 2007)
Ici c’est toute la simulation ludique qui est mise en avant, l’immersion conscientisée. Se servir des techniques de simulation dans un projet est pertinent ( cf Dérobée à l’opéra / un vol bien orchestré )
2 la période scolaire et le développement de l’imagination
deux périodes critiques : enfance et adolescence
2.1 l’enfance le « vrai jeu »
« l’imagination construit toujours avec des matériaux fournis par la réalité » Vygotski 1930/2004 p14
l’enfant doit donc cumuler des expériences variées et significatives. Le jeu est donc l’activité privilégiée. L’adulte doit donc mettre à disposition de l’enfant les moyens de s’y mouvoir sans pour autant interférer dans l’état imaginatif de l’enfant.
C’est une fonction psychique supérieure, une activité intentionnelle à laquelle nous pouvons faire appel en usage conscient et volontaire. Elle se développe avec autrui et par l’appropriation d’outils.
Elle est syncrétique : l’enfant dessine et raconte une histoire, il joue du théâtre en composant son texte. L’enfant travaille rarement longtemps à une même production, sans s’intéresser au résultat de son processus.
C’est le langage intérieur qui permet le développement de l’imagination, qui trouve son terreau dans le jeu symbolique.
En croisant langage, imagination et jeu , Vygotski (1933/1978) développe une théorie de l’activité sociale et collective du jeu enfantin.
c’est le « vrai jeu », là où réalité et imagination, expériences et émotions se lient. Caractéristiques :
la situation est créée par les enfants eux-mêmes
ils adoptent et interprètent des rôles
ils appliquent un ensemble de règles qui correspondent aux rôles (Harris 2007)
il s’approprie les systèmes d’échange, le langage écrit, la mesure
il les éprouve
il développe son rapport au temps, il diffère ses actions, ses désirs
il anticipe et planifie plus il joue
il reconfigure ses émotions par l’épreuve de cette réalité simulée
Jusque vers 3 ans, l’action est corsetée par les obstacles. Dans le jeu, il éprouve de faire ce qui n’existe pas, il « fait semblant ». L’imagination favorise alors la décontraction cognitive (Harris 2004)
Il fusionne impression et perception, qui est intégrée à la réaction motrice. Dans le jeu les choses perdent leur force déterminante. Dans le jeu, l’enfant dépasse ce qu’il pourrait gérer dans une situation réelle (Vygotski 1938/1978)
L’enfant apprend à se faire confiance par l’écoute de ses impulsions internes au détriment d’une réaction aux incitations provenant des objets extérieurs. Le fait de créer des situations imaginaires rend possible la construction de concepts. L’enfant retient la propriété des choses mais change leurs significations.
Il y a enfin le contrôle de la frustration, dans le jeu , il peut retarder le moment de plaisir parce qu’il va le décider, c’est là qu’il développe des facultés d’autorégulation. (Elias et al 2002)
Penser la bascule entre ces deux types de rapports très différents est nécessaire, la différenciation prenant un sens d’analyse du processus de bascule entre cette propension à éprouver le monde et à le transformer. Il y a un apprentissage du sens de l’objet nécessaire. Comme il faut un espace intermédiaire et progressif d’accéder aux outils sociaux , l’Atlas des ténèbres sur ce site peut répondre à cette nécessité en développant ce point.
2.2 l’adolescence une phase critique
Elle est en fonction de l’intériorisation du jeu enfantin. L’imagination est un jeu sans action, c’est un rêve éveillé.
La posture de la non importance du but mais du processus du jeu enfantin prend fin. L’adolescent pose un regard sur le résultat de ses processus créatifs.
A l’adolescence le développement cognitif et développement créatif se rejoignent. Le développement de l’imagination risque d’être interrompu si on y prête pas attention. Il y a collaboration entre imagination et pensée conceptuelle, c’est le passage du subjectif à l’objectif. De cette tension, le développement de l’imagination sera favorisé ou réprimé.
Le dessin par exemple perd son attrait (sauf si maîtrise technique). La poésie ou la littérature prennent le relais, il passe d’un vecteur artistique à un autre.
L’importance de la problématique consciente, induite ou auto-générée, les installations sonores, les concerts prennent ici tout leur sens.
L’imagination devient un acte conscient et volontaire qui par l’articulation à la pensée conceptuelle permet de produire des oeuvres originales. L’adolescent a besoin d’acquérir des compétences particulières, conceptuelles et techniques pour incarner son imagination dans des formes objectives.
L’école doit alors veiller à lui apporter des outils essentiels pour incarner son imagination : le langage écrit, la musique, les techniques d’art visuel etc. Il a besoin d’un équilibre entre disciplines techniques, développement des concepts et exercice de la créativité.
Chez le jeune enfant les contraintes et le dépassement des difficultés inhibent son imagination, chez l’adolescent, elles le stimulent à en faire usage.
Le degré zéro de l’imagination serait une dépendance totale avec le réel des des situations concrètes. La pensée conceptuelle permet de transformer l’imagination en fonction psychique supérieure. L’adolescent établit des liens entre son imagination subjective, plus émotionnelle et son imagination objective tournée vers les innovations techniques ou scientifiques (Smolucha 1992).
Il apparaît que l’art en soi n’est pas suffisant pour penser l’intermédiaire qui conduit à la citoyenneté. Penser l’art en tant qu’expression du particulier vers le tout, intégrer des concepts d’appropriation, des intermédiaires de compréhension, des reculs en débats et aussi des créations de créations peuvent répondre à cette dépendance face à la réalité. Le sphérier va en ce sens.
3 points d’attention pour l’école
le danger est de penser le jeu comme une activité hiérarchisée tendant à devoir disparaitre plutôt qu’à s’intérioriser. Le risque est grand alors d’annihiler l’imagination comme essentielle et faisant partie du développement de toutes les activités scolaires. De même, nier l’approche conceptuelle en art constitue aussi un risque majeur de non développement de l’imagination.
Le jeu permet d’observer l’enfant, il constitue un prisme grossissant, il est l’activité conductrice qui détermine l’évolution de l’enfant (Bodrova & Leong 2012)
L’adolescent doit être outillé pour réussir à déplacer son imagination vers le résultat de sa créativité.
4 pistes pour l’enseignement
Piaget (1972) pensait que le jeu enfantin était appelé à disparaitre. Voilà une toute autre perspective ici :
dans la première scolarité, la place au vrai jeu doit être essentielle et occuper un temps important.
le jeu enfantin ne doit pas être confondu avec l’apprentissage structuré qui doit intervenir dans des temps distincts, il doit être laissé sous le contrôle de l’enfant.
le jeu enfantin ne doit pas être interrompu trop tôt
contraindre trop tôt l’enfant à faire usage de techniques ou de savoirs non maîtrisés peut briser son élan imaginatif. A l’adolescence cette maîtrise limite les risques de voir l’imagination s’éteindre
il faut que l’imagination soit intégrée à toutes les matières scolaires. Les disciplines artistiques doivent aussi permettre l’émergence de la pensée conceptuelle.
Pensée conceptuelle et imagination opèrent une dialectique. Une éducation prospective est à rechercher ( Kozulin, cité par Lindqvist 2003), où l’élève pourra traiter des problèmes qui n’existent pas encore.
Cet article présente une belle ôde à la ludification. Le problème n’est donc pas d’y voir un frein ou un totalitarisme de la ludification, mais une métamorphose et une inclusion de la ludification en tant que moteur de l’apprentissage. La réduire à un a priori de même que la laisser seule pour ce qu’elle est sans penser à une dureté de l’apprentissage serait illusoire. S’en priver serait absurde.